Plaidoyer pour une éducation classique

Cela fait quelques années que je tombe sur les termes éducation classique et éducation libérale dans mes différentes lectures anglo-saxonnes. Je ne m'y étais jusque là jamais attardé mais il y a quelques mois la curiosité, ainsi que notre retour à l'instruction en famille, m'a poussée à commencer des recherches. Je n'ai pour l'instant pas trouvé d'équivalence en langue française. Je ne pense pas que ce type d'éducation soit introuvable en France, mais je suis quasiment sûre qu'aucun développement théorique n'a été fait dans notre langue jusque là. De nombreux auteurs sont plutôt prolixes concernant ce type d'éducation, tels que Mortimer Adler, Andrew Kern, Robert Woods et bien d'autres encore. Pour commencer mes recherches j'ai choisi de lire le discours de Dorothy Sayers. Celui-ci ne présente pas une vue complète de l'éducation classique par son format, mais c'est bien le discours fondateur de son renouveau théorique. Dorothy Sayers est plus connue en France par son œuvre littéraire plutôt prolixe. Outre-Atlantique, elle est pourtant célébrée comme la fondatrice du mouvement moderne d'éducation classique. Elle prononce son discours, The Lost Tools of Learning, à l'université d'Oxford en 1947 et celui-ci aura un grand impact sur le paysage éducatif chrétien dans les pays anglo-saxons.



Ce discours étant la base du mouvement moderne d'éducation libérale, j'ai donc choisi aujourd'hui de vous en offrir une synthèse commentée. Bien sûr, il est mieux de directement lire l'auteur plutôt que ce billet de blog, ce que Charlotte Mason appelle le "mind to mind education", mais pour les non-anglophones j'espère réussir à vous introduire à ce concept dont on parle peu en France. 

Pour commencer son discours Dorothy Sayers adopte un point de vue totalement controversé. D'après elle, afin de produire une société de personnes éduquées de manière à conserver leur liberté de pensée et d'action, et ce alors que la société moderne devient de plus en plus complexe, il nous faut retourner en arrière de 4 ou 500 ans. D'après elle, l'éducation donnée aux jeunes s'est éloignée de son principal objectif (la formation de citoyens libres) à peu près au milieu du Moyen-Age. Revenir en arrière, voilà un point de vue qui me semble de prime abord bien contestable. L'être humain, comme tout le vivant sur notre planète, est dans un processus d'évolution constant. Cette évolution peut prendre différentes routes, mais revenir en arrière n'est pas un mouvement naturel en tant qu'espèce. Et pourtant, la lecture plus avant du discours de Mme Sayers m'a fait comprendre la valeur de ce point de vue.

Pour commencer son développement, elle pose la question servant de base à sa théorie: aujourd'hui les études sont plus longues et bien plus diversifiées qu'au Moyen-âge, le nombre de sujets couverts par l'éducation moderne a été grandement multiplié, mais pour autant, est ce que les enfants apprennent effectivement plus?
Dorothy Sayers répond à sa question par une autre: si cela était le cas, que la proportion d'individus instruits avait tant augmenté en nombre mais aussi en qualité, pourquoi les individus semblent-ils plus prompts à accepter la propagande de masse? Ce qu'elle appelle "propagande de masse" couvre la publicité ainsi que la presse mais s'applique à bien plus de choses dans notre vie aujourd’hui avec le développement des réseaux sociaux, la multiplication des sources d'informations plus ou moins douteuses, mais aussi l'immédiateté de la réponse médiatique à des sujets qui mériteraient un examen profond, et non un traitement rapide sur des chaînes d'information en continu.
Mme Sayers continue en posant une troisième question: ne serait-ce pas du à la qualité de l'éducation fournie aujourd'hui que les individus semblent avoir des difficultés à se faire leur propre opinion, à juger une source d'informations et à utiliser les bons mots pour s'exprimer ?
Elle explique finalement cela en démontrant qu'en enseignant des SUJETS  à nos étudiants nous  échouons lamentablement à leur apprendre à construire leur propre pensée. Aujourd'hui les étudiants apprennent tout sauf l'art d'apprendre.

"He remembers what he has learnt, but forget altogether how he learned it" *
Sir Richard Livingston, Some Task For Education

* Il se souvient de tout ce qu'il a appris, mais oublie totalement comment il l'a appris


Après avoir posé ce postulat de base, Mme Sayers continue en expliquant le syllabus des écoles dans l'éducation médiévale. A l'époque celui-ci était divisé en deux grandes parties: le Trivium et le Quadrivium, le premier précédant le second. Le trivium, comme son nom l'indique, se divise en trois phases: la phase grammaticale, dialectique puis réthorique. Le Quadrivium lui va ensuite être un enseignement par sujet. Le but de la phase fondamentale du Trivium était d'enseigner à l'élève l'usage correct des outils d'apprentissages avant qu'ils puisse les appliquer à des sujets bien précis. A la fin des années constituant le trivium, c'est à dire aux environs de 18 ans, avant le début des études supérieures actuelles, l'étudiant est capable d'apprendre par lui-même n’importe quel sujet, de construire et d'exprimer un point de vue sans tomber dans l'écueil du raisonnement (voir note 1 en fin d'article).

Dorothy Sayers se concentre ensuite sur le trivium, et parlera peu du quadrivium qui correspond plus ou moins à ce qui est enseigné à l'université aujourd'hui. Le trivium est donc, comme je l'expliquais, divisé en trois phases que nous allons maintenant développer. La phase grammaticale correspond à l'apprentissage et l'étude de la langue, la phase didactique enseigne à l'élève les manières d'utiliser ce langage et la phase rhétorique amène l'étudiant à apprendre à s'exprimer  par lui-même dans ce langage. Cette évolution au sein du trivium s'oppose à ce qui est enseigné aujourd'hui. De nos jours, dès le plus jeune âge les enfants abordent des sujets. A l'époque du moyen-âge l'enfant apprenait à forger lui-même et utiliser des outils d'apprentissages universels. Selon Dorothy Sayers aujourd'hui les enfants, et plus tard les adultes qu'ils deviendront, sont laissés à la merci des mots. On leur apprend à lire et on les laisse ensuite à la merci du mot imprimé, de l'écran sans qu'ils comprennent intrinsèquement les informations qui leur sont fournies. Le sens des mots est perdu et nous utilisons les émotions pour comprendre le monde qui nous entoure plutôt que l'intellect. En ne demandant à nos élèves que la connaissance de la lecture, l'écriture et de sujets de base  (sujets regroupés sous l'appellation "programme scolaire"), nous les laissons seuls face au monde, sans les outils de la pensée critique pour l'analyser et le comprendre. Nous avons perdu les outils de l'apprentissage et en conséquence toutes les évaluations modernes (programmes sans cesse révisés et actualisés, belles salles de classe, matériel multimédia, etc...) sont parfaitement inutiles en ce qui concerne la formation de citoyens libres et pensants.


Dorothy Sayers pose ensuite la question fondamentale: que pouvons nous faire? A cela, elle opte pour une rétrogression positive. Pour commencer, dans les premières années,  il faut laisser tomber les sujets, ou plutôt se décentrer du sujet. Le sujet n'est plus ce que l'enfant doit apprendre mais simplement le moyen d'acquérir des connaissances fondamentales dans notre langue. Selon Dorothy Sayers, l'enfant se construit selon trois grandes périodes: "Poll-parrot age", "pert age"  puis "poetic age" (cette troisième phase intervenant généralement à l'âge de la puberté.). La phase poll-parrot (littéralement perroquet) correspond à cette période où les enfants aiment la répétition, retiennent les choses de manière aisée, adorent lire l'annuaire, les plaques d'immatriculation et lisent le dictionnaire comme un excellent roman. Ils aiment les comptines, les poèmes et tout ce qui rime. Ils chantent le langage, se l'approprient par le jeu de la répétition et de la mémorisation. La seconde phase, le Pert Age (phase d'opposition), est celle où l'enfant remet tout en cause, s'oppose et va jusqu'à aimer prendre les autres, notamment ses aînés, en faute. En observant mes enfants de 8 et 9 ans, je constate que je suis probablement en plein dedans! Enfin, la troisième phase, l'âge poétique,  est souvent ce que l'on associe avec la "crise d'adolescence". L'enfant se centre en lui-même, veut s'exprimer, se sent incompris et cherche l'indépendance. Bien guidé pendant cette période, l'adolescent abordera une phase très créative car il aura une connaissance de ses propres goûts, notamment en arrivant à faire la synthèse de tout ce qu'il a expérimenté et appris jusque là. Pour Dorothy Sayers, le trivium se moule parfaitement aux différentes étapes de développement de l'enfant.

Débutons maintenant par la phase grammaticale dont le sujet pivot est bien sûr la grammaire. Ici le terme grammaire n'est pas seulement à prendre au sens littéral, c'est à dire la grammaire appliquée à une langue mais bien la grammaire de tout ce qui nous entoure, c'est à dire la manière dont les choses se construisent. Dorothy Sayers nous explique que l'étude de n’importe quelle grammaire d'une langue flexionnelle, c'est à dire une langue comportant des conjugaisons et/ou déclinaisons, convient à cette période. Nos langues européennes sont toutes flexionnelles, par opposition au chinois par exemple qui est non-flexionnel. Selon elle, la grammaire latine reste la reine des grammaires puisqu'elle est non seulement la base de toutes les langues romanes et teutoniques, mais aussi la base du vocabulaire technique, scientifique, littéraire ainsi qu'historique (en ce qui concerne la civilisation méditerranéenne). Se passer du latin au profit d'une langue vivante prive, selon elle, l'élève d'un bon nombre d'outils d'apprentissages nécessaires à la compréhension de bon nombre de sujets par la suite. Pendant cette phase grammaticale (qui concrètement semble couvrir le primaire ainsi que les deux premières années de collège), l'enfant doit commencer le latin le plus tôt possible, le découvrir à un âge où les déclinaisons seraient chantées comme des comptines. Elle préconise à côté de cela l'apprentissage d'une ou plusieurs langues étrangères, les facultés de mémorisation de l'enfant étant tellement développées pendant cette période. Dans la langue maternelle de l'enfant, des vers, textes en proses devraient être lus en abondance aux côtés d'histoires de toutes sortes incluant des mythes classiques, des légendes européennes et ainsi de suite. Les histoires pourront être lues et appréciées en français pour ensuite être découvertes dans leur langue originale à la phase suivante. L'enfant doit être encouragé à réciter, car c'est la base qui lui permettra d'être à l'aise en débat et en rhétorique plus tard. Concernant l'histoire, la phase grammaticale se concentre sur l'établissement d'une chronologie, de dates, de faits marquants pour que l'enfant puisse se repérer et construire par la suite une meilleure perspective des faits historiques en fonction de leur période et contexte. La géographie, elle, se concentrera sur du factuel: cartes, paysages, coutumes, flores, faune, etc... des différents milieux. Pour ce qui est de la science, cette première étape s'articule autour de collections et d'observations que fera l'enfant. On cherchera à lui donner la capacité à identifier, nommer et classer les choses entrant dans la catégorie d'histoire naturelle. Enfin, pour les mathématiques, l'enfant commencera par les différentes opérations, la reconnaissance des formes géographiques, le regroupement de nombres, etc... Cette étape jette les bases de l'arithmétique.
Afin de sortir de l'enseignement du sujet, l'attitude de l'enseignant est vitale. En effet celui-ci doit considérer ce qu'il apporte à l'enfant une grande collection dont le seul but est de l'emmener vers la phase suivante du trivium. La différence peut paraître assez floue et pourtant, cette manière de voir nous décentre du sujet et nous amène à nous concentrer sur le but final et non chaque petite partie. L'éducation classique est une éducation d'ensemble, non fragmentaire. On ne fragmente pas la connaissance en sujet, on l'aborde comme un vaste domaine  dans lequel on se promène assez librement au sein de ses limites (celles-ci étant la méthode de l'éducation dite classique ou libérale). Le sujet n'a pas d'importance, ce qui compte c'est la philosophie d'éducation qui le sous-tend et en tant que tel, l'éducateur jouit donc d'une très grande liberté quand au choix de ceux-ci. Si un sujet dessert la méthode, il n'a pas à être abordé. Bien que la phase grammaticale peut sembler comme un remplissage de crâne, ce n'est pas le cas. Au contraire, on retrouve ici l'aspect du festin tel que développé par Charlotte Mason (voir Note 2 en fin d'article).

Arrive ensuite la phase didactique (le collège, à partir de la cinquième à peu près) où chaque chose vu pendant la première période trouvera un contexte, s'assemblera pour former une synthèse vivante. Ici et là, de nouvelles perceptions et des illuminations soudaines amèneront à la plus belle des découvertes: la compréhension intrinsèque des évidences en tant que vérité, non pas parce qu'elles auront été énoncées comme évidence, mais parce que l'étudiant les aura comprises en son for intérieur. La phase didactique est donc une prolongation de la phase grammaticale mais sous un éclairage nouveau, celui de la compréhension et de la réflexion. Enfin, la phase rhétorique (les années de lycée) est le début de la spécialisation. Les esprits bien entraînes par les deux phase précédentes se dirigent petit à petit vers de sujets précis et ils seront bien équipés par les outils d'apprentissage acquis les années précédentes pour se saisir de ces sujets par eux-même. A la fin du trivium (à peu près l'équivalent de l'âge du baccalauréat en France) l'élève devrait avoir à défendre une thèse de manière publique sur un sujet qu'il aura choisi. Plutôt que d'évaluer les connaissances par matières, Dorothy Sayers nous invite à amener l'élève vers la constitution d'un mémoire qui serait la synthèse des ces années de rhétorique, une réflexion sur un sujet choisi par l'étudiant (étape importante que l'on retrouve en quelque sorte dans la pédagogie Steiner Waldorf). En effet l'enfant est amené à acquérir des outils d'apprentissage,  outils qu'il peut ensuite utiliser, quel que soit son âge pour arriver à maîtriser n'importe quel domaine. Encore une fois, le sujet ici s'efface totalement pour ne laisser la place qu'à l'outil d'apprentissage.

Et c'est sur cette constatation que se termine la démonstration de Dorothy Sayers, Elle nous invite donc à sortir de la spécialisation dont notre société s'est fait le grand champion. Et au final, cela revient à dire que les connaissances acquises avant la fin de la scolarité de l'enfant (je parle là des années qui précèdent les études supérieures) ne doivent pas avoir de but ou d'application concrète. Ce que je veux dire par là c'est qu'un enfant ne doit pas apprendre à calculer pour savoir réaliser une recette de cuisine ou compter ses euros quand il fait ses courses. L'enfant apprend les mathématiques pour comprendre l'ordonnancement de la nature autour de lui. Il ne doit pas lire un texte parce qu'il va lui apporter telle ou telle connaissance, mais parce qu'il est beau et bien écrit, parce qu'il lui donnera les bases pour apprécier les grandes œuvres littéraires et pourquoi pas en créer lui aussi. Je comprends le discours de Dorothy Sayers comme un plaidoyer contre l'utilitarisme et pour le beau, le bon et le vrai. L'éducation que nous propose Mme Sayers est celle des grands auteurs comme Tolkien, Lewis et bien d'autres. C'est le cercle des poètes disparus pour nos enfants. Ce discours fondateur se finit sur cette phrase qui en est une excellente synthèse: 

"For the sole true end of education is simply this: to teach men how to learn for themselves; and whatever instruction fails to do this is effort spent in vain."
Dorothy Sayers, The Lost Tools of Education
* Car l'unique objectif de l'éducation est simplement cela: enseigner aux hommes comment apprendre pour  et par eux-mêmes et toute instruction qui y faillirait serait un effort en vain.

Je finis cet article sur cette citation. J'espère qu'il vous aura permis de jeter les bases théoriques de ce qu'est une éducation classique. Ce billet sera suivi d'un autre qui expose les principes de la pédagogie Charlotte Mason à la lumière de ce courant éducatif, qui est en partie à la base de sa philosophie. N'hésitez pas à me faire part de vos questions et observations en commentaire!

(1) La voie de la raison et ses écueils: selon Charlotte Mason, raisonner nous permet d'arriver à n'importe quel conclusion. Si le raisonnement est poussé encore et encore, on peut tout justifier. Le raisonnement ne peut donc pas être la base de la réflexion. Il est nécessaire mais il doit prendre sa source dans la volonté de rechercher la vérité et la vertu. Sinon, raisonner n'est que justifier une action ou une pensée. Nous devons donc nous entraîner à la résilience pour toujours chercher le juste et ne pas tomber dans l'écueil du raisonnement, qui nous permet d'aller dans des passe-droits et la facilité. De ce fait, en entrainant notre volonté et non notre capacité à raisonner, nous devenons des citoyens libres de penser par eux-même et de suivre la voie de la justice.

(2) Concernant le festin d'idée, Charlotte Mason préconise de proposer à l’enfant un banquet d’idées. Par l’image du banquet, elle nous invite, en tant que parents, à servir chaque jour à nos enfants de nouvelles idées sur la table mais à les laisser libre de se servir par eux-même. je développe ce concept plus avant dans ce billet de blog


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